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Le casse-tête chinois de la planif'

par Alain Bourguignon

Chers lecteurs,

Bienvenue dans les coulisses de la production maraîchère : la planification des cultures. C'est tout un art, mais, avant d'être un art pleinement exprimé, développé et maîtrisé, c'est d'abord un casse-tête chinois géant sur lequel on bûche des heures durant, des jours, des semaines, des années. Car en tant que débutant dans le métier, on y va à tâtons, en se basant sur des données approximatives glanées ça et là, pas forcément adaptées à notre contexte pédoclimatique. On découvre partiellement ou complètement certains légumes, dont ne connait que peu, ou pas, les durées entre semis et plantation, et entre plantation et récoltes.

Si l'on ne peut à ce moment là s'appuyer sur la planification de maraîchers plus aguerris dans un contexte similaire, on peut alors au choix : être complètement paralysé dans l'élaboration parce qu'il nous manque 3000 données, faire une planif à l'intuition en estimant que hmm, une carotte sera prête en deux mois, ou bien s'épargner cette torture mentale en semant, en plantant et en récoltant au petit bonheur la chance. Quoiqu'il arrive, à moins d'avoir déjà une solide expérience dans le métier, on se heurtera fatalement à un nombre plus ou moins considérable de ratés, lesquels il faudra alors réajuster un par un, voire revisiter de fond en comble.

La clé est alors de prendre note d'un maximum d'infos : les dates de semis, de plantation, de début de récolte, de fin de récolte, les quantités récoltées, les quantités vendues, les itinéraires culturaux employés, les dégâts de maladies, ravageurs ou autres, et surtout, les plus belles réussites.

Mais revenons au commencement.

Le casse-tête chinois de la planif'

La planification des cultures, comme son nom l'indique, consiste à élaborer tout un programme, dans l'espace et dans le temps, pour l'implantation des cultures dans les jardins : pour la saison à venir à minima, ou pour des années et des années, quand tout est bien rôdé. Chacun a sa propre méthode pour réaliser ce travail : partir de nos envies sur la base d'une ébauche qu'on affine de saisons en saisons, définir précisément les besoins en légumes semaine par semaine et en déduire la planif, s'appuyer sur un logiciel tel Q'Rop, ou sur un tableur excel fait maison... Toutes les techniques sont bonnes, du moment qu'on est satisfait du résultat, et que le mal de tête s'estompe.

Dans tous les cas, il faudra composer avec un nombre effrayant de paramètres et de données, que je vais tenter ici de synthétiser pour vous en donner l'aperçu. A savoir que le fait de cultiver sur une micro-ferme, cas dans lequel je suis, complexifie encore un peu plus le schmilblick. Car quand on a la place qu'on veut, on peut y prendre ses aises, planifier une culture par planche et par an, et si elle a de l'avance ou du retard ce ne sera pas au détriment d'une autre ; mais si les places sont comptées, le timing devra être plus millimétré pour libérer l'espace au moment voulu, et pouvoir ainsi faire se succéder plusieurs légumes sur la même surface, maximisant le potentiel de celle-ci.

Les besoins

Quand nos réseaux de distribution sont encore naissants et très instables, il est difficile, voire impossible, de définir des quantités de légumes prétendument nécessaires pour la vente, semaine par semaine, du genre : il me faut 40 laitues, 30kg de carottes et 13 bottes de navets par marché. On peut toutefois le supposer, certes, mais pour ma part il m'a paru plus simple de partir de : une planche = une culture (pour rappel, une planche permanente est une "bande" de culture, idéalement standardisée pour faciliter les calculs, ici elles font 80cm de large sur 12,5m de long, soit 10m2 chacune). L'espace qu'on a au jardin est beaucoup plus palpable, on peut plus facilement définir le nombre de planches à disposition. On définit ensuite les légumes qu'on souhaite cultiver (ça passe par les statistiques de consommation mais aussi et surtout par nos goûts et envies personnels), et on essaye de les répartir adéquatement sur les planches dispo. Par exemple, si j'ai 10 planches et que je veux faire de la laitue, des navets, des tomates et des carottes, je vais peut-être faire 4 de tomates, 3 de carottes, 2 de laitues, et 1 de navets.

J'ai probablement abordé la problématique par ce bout parce que je sais qu'au Jardin de la Vieille Saline, le facteur limitant est l'espace disponible, avant d'être le temps de travail ou les capacités de vente - ce qui m'arrange pas mal. Quand la surface est limitée, on cherche à tout millimétrer le plus possible pour maximiser la production.

On obtient donc une idée approximative de la répartition des planches pour chaque légume à caser.

La temporalité

Avoir des navets, certes, mais avoir des navets quand ? Telle est la question. Certains légumes sont simples : les tomates par exemple, on les sème à la fin de l'hiver, et ça donne sur une plage plus ou moins longue, suite à quoi on ne peut plus la cultiver avant l'année suivante - on peut à la rigueur échelonner un peu les semis pour atténuer un peu le pic des récoltes, mais globalement on sait que ça va prendre la place sur la planche une bonne partie de l'année. Pour les légumes au cycle plus rapide, comme les navets, les betteraves, les laitues, etc, il faut en plus définir le moment où l'on souhaite récolter, et adapter les modalités. Si on veut une laitue en début d'été, on va la semer au début du printemps et la planter à l'extérieur, mais si on veut une laitue en début de printemps, on va plutôt la semer à l'automne et la planter sous serre.

C'est là un des points pour moi les plus difficiles, en théorie, et les plus aléatoires, en pratique. Pour orchestrer au millimètre les cultures sur espace restreint, cela peut se jouer à la semaine près. Or, pour savoir quand planter et par extension quand semer, il faut avoir une idée très précise de la temporalité du cycle de chaque légume, en fonction de la saison et si c'est plein champ ou sous abri - et sur les calendriers de production, on voit souvent uniquement des plages mensuelles de semis et de récoltes possibles, et c'est donné sans modalité et pour la France entière. Avec la pratique, on parvient à affiner les chiffres, à les adapter à notre contexte de sol, de climat et d'exposition. On fait des tests une année, on prend des notes et on se base dessus pour l'année suivante. Mais toutes ces prévisions et ces moyennes restent partiellement hypothétique, le cycle d'un même légume pouvant varier de plusieurs semaines, si par exemple le printemps est doux ou froid, ensoleillé ou pluvieux...

Les variétés

A rajouter à ce qui vient d'être mentionné, il y a les déclinaisons des différentes variétés pour chaque légume à prendre en compte. Là encore, seule l'expérience et la familiarisation avec chacune des variétés permet d'y voir plus clair, le cycle pouvant varier considérablement d'une variété à une autre (les précoces, les mi-saison, les tardives...), et certaines étant plutôt adaptées à telle ou telle saison. Il faut donc essayer de composer avec ces données assez spécifiques.

Les successions

Comme dit précédemment, en micro-surface, on va tenter d'exploiter le plus longtemps possible la planche, l'idéal impossible étant qu'elle soit couverte tout le temps par un légume. Une fois connus les légumes à mettre en place dans les proportions souhaitées, et les temporalités approximatives pour chacun d'entre eux, on peut s'atteler au placement. Si je plante des patates à la fin de l'hiver, et si je souhaite les vendre tôt en primeur, ma planche sera possiblement libérée vers juin-juillet. Il sera encore temps de semer derrière ça une fournée assez tardive de courgettes, ou de haricots. Ou bien je pourrai attendre l'automne pour y planter de la mâche, et tenter une laitue estivale entre les deux. Chaque culture qu'on réussit à caser tel un tétris sur une planche viendra gonfler la rentabilité au mètre carré de celle-ci. La planche recevra également plus de soins, elle aura moins le temps de s'enherber, et les amendements et paillages serviront potentiellement à plus de monde. On se fait un graphique planche par planche pour visualiser les successions dans le temps, et ainsi repérer les vides qu'on peut éventuellement combler par d'autres cultures.

A savoir que sur cet aspect, la planification varie beaucoup d'une ferme à l'autre suivant si on produit soi-même ses plants ou non, et si on travaille plutôt en semis direct, ce qui représente une économie de terreau et de temps, ou plutôt en repiquage. Ce dernier cas, en autoproduction de plants, permet je pense d'être le plus précis et le plus garni dans les successions.

Les rotations

Peu importe ce que l'on peut en penser, en agriculture bio on est soumis à la rotation des cultures, ce qui veut dire qu'un même légume ne devra pas se retrouver au même emplacement deux saisons d'affilée a minima, pour chaque légume étant préconisé un temps plus ou moins long (de deux à quatre ans généralement) avant la mise en culture de ce même légume à un endroit donné. Certains estimeront qu'il faut un roulement entre légume-fruit, légume-feuille, légume-racine et légume-fleur, d'autres diront qu'il ne faut pas faire se succéder tel légume à tel autre, d'autres encore verront la rotation en terme de fertilisation : légumes très gourmands, puis moyennement gourmands, puis peu gourmands... Pour moi cela concerne avant tout les potentiels dégâts liés aux ravageurs et aux maladies spécifiques qui élisent domicile localement. Mais je dis bien potentiels : si notre sol est fertile et sain, il est possible de réussir parfaitement une même culture au même endroit des années d'affilée.

Quoiqu'il en soit, en bio on y est soumis. Pour des raisons pratiques, il vaut donc mieux se creuser un peu plus les méninges au moment de l'élaboration de la planification, pour faire en sorte que celle-ci soit encore fonctionnelle en décalant toutes les cultures d'une planche ou d'un groupe de planches d'une année à l'autre. Cela nous donne ainsi une planif "vivace" (comme aux Jardins de la Grelinette de Fortier), et non une "annuelle" qu'on doit reprendre tous les ans en entier.

Le casse-tête chinois de la planif'

Les associations

Les associations de cultures peuvent avoir diverses finalités : éloigner des ravageurs, attirer des auxiliaires, faire de l'ombrage. Si l'on en croit le Bec Hellouin, certaines permettent notamment de maximiser la densité et donc la rentabilité, comparativement 
aux mêmes légumes cultivés en "monocultures" sur les mêmes surfaces. En jouant sur l'étagement, au niveau du feuillage mais aussi du système racinaire, on cherche donc à occuper un max tous les recoins de l'espace. C'est le cas de la fameuse milpa : un maÎs haut et rigide, un haricot grimpant, et une courge couvre-sol.

Ces associations ne sont pas toujours faciles à mettre en place dans des jardins professionnels, car les dates d'arrivée et de départ sont rarement similaires entre légumes. Et en espérant optimiser ainsi l'espace, on peut se retrouver avec une planche qu'on ne peut remettre en culture à temps, parce qu'une des plantes compagnes restantes en bloque l'accès. 

Une autre forme d'association plus facile à mettre en œuvre, et qui permet de gagner du temps, consiste à profiter de la croissance de légumes à cycle long (comme la tomate), et qui n'occupent tout l'espace que longtemps après la plantation, pour y intercaler un petit légume à cycle court (comme une laitue). De surcroît, ça maximise aussi le potentiel de photosynthèse, ce qui ne peut être que bon pour le sol. L'inconvénient est qu'il faut des itinéraires techniques qui s'y prêtent. Par exemple, ne plus travailler le sol permet de ne plus avoir à remettre à "vide" le sol, ce qui facilite la mise en place de ces associations de succession.

Les engrais-verts

Le maraîcher consciencieux voudra ensuite pouvoir caser des cultures d'engrais verts aussi souvent que possible, pour maintenir une activité photosynthétique sur la planche, bénéfique à la vie du sol, et pour capter et stocker du carbone, et pour avoir de la matière organique pour pailler. Histoire de complexifier encore un peu plus le challenge...

Et voilà, nous avons en main la plupart des paramètres à prendre en compte pour élaborer ce merveilleux outil qu'est la planification ! Une fois tout le méli-mélo établi sur le plan des jardins, on peut en tirer un calendrier des semis à réaliser, semaine après semaine, et aussi un agenda mensuel ou semainier des tâches plus générales au jardin. Tout ceci permettant de se libérer complètement l'esprit une fois la tâche accomplie, et passer en mode robot à qui l'on donne des ordres, au cœur de la saison, quand on n'a plus ni le temps ni les capacités cognitives de réfléchir à quoique ce soit. C'est une phase de réflexions et de réajustements qui peut durer plusieurs années avant d'avoir quelque chose qui tient la route. Pour ma part, j'en arrive enfin à une planif qui couvre la saison entière, et qui intègre plusieurs successions, quand au début je me simplifiais la vie en programmant un légume par planche et par an.

Je le dois en majeure partie aux précieux conseils et documents des Jardins de Ciboulette et des Maraîchers de Montain, que je remercie du fond du cœur ! J'ai étudié pendant des longues heures matinales, avec Pimprenelle en porte-bébé, leurs propres planifications et calendriers. Il en ira peut-être de la réussite (enfin !) de ma saison 2023, du moins je l'espère !

Voici donc en bonus un petit aperçu visuel de mes documents de gestion et planification, dont pour certains j'ai plagié le format, du côté du Jardin de Ciboulette ou de la Ferme du Bec Hellouin. 😉

Le plan général des jardins avec occupation approximative

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Le détail planche par planche, précis à la semaine, avec dates de semis, plantation, associations et chevauchements éventuels

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Le récap légume par légume, pour mieux visualiser l'échelonnement des semis

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le suivi des semis, pour la traçabilité de qui est devenu quoi

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l'agenda mensuel, mon apogée dans l'organisation

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S
Ca y est j'ai mal au crâne !! Quel boulot bravo à vous deux ! Bises<br /> Stef
Répondre
A
Merci Steph, c'est gentil ! ☺️<br /> Bises !